AU-DELÀ DE LA MER

Au-delà de la mer est une narration lyrique sur l’exil et la mémoire fragmentaire à travers une promenade
intemporelle dans les rues de Beyrouth.

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“No Longer and Not Yet” par Ari Akkermans
http://mantlethought.org/content/no-longer-and-not-yet

[Extrait]

Tout commence par la syntaxe d’une image : la connaissance que le moment peut être répété, changé et rappelé ; une illusion de permanence qui est fondamentalement une opération optique. Pourtant, l’absoluité du moment-image, toute la présence suspendue, se trouve sur le chemin de cette syntaxe. La photographie est toujours fantomatique et immédiate, tout a déjà été vu. Il n’y a pas d’unités dans l’image – comme dans les peintures – et toute tentative d’analyse formelle conduira inévitablement à la dissolution du champ visuel. Contrairement au matériau sur la toile, soumis à la morphologie du changement, les photographies développées ne répondent pas aux stimuli. Elles sont interprétées comme des blocs de la réalité et de leur interprétation simultanée, mais l’interprétation a déjà été fermée par les limites de l’événement.

Rolf Tiedemann écrit sur la théorie de la perception de Walter Benjamin et le moment photographique Tiedemann: «Tiedemann C’est-à-dire assembler des constructions à grande échelle à partir des composants les plus petits et les plus précisément découpés. En effet, découvrir dans l’analyse du petit moment individuel le cristal de l’événement total». La photographie, en tant qu’opération analytique opérée sur les minces frontières du moment, s’ouvre comme déclencheur d’une force créatrice accidentelle engendrée par l’événement. Dans les mots d’Alain Badiou, «un événement est la création d’une nouvelle possibilité, un événement change non seulement le réel, mais aussi le possible ». Ainsi, une fois que l’image s’est évanouie du contact immédiat avec l’œil, le possible se déploie comme horizon pour la reconfiguration du réel dans le projet illimité de l’histoire.

Les images, cependant, peuvent exister sans un référent adéquat dans la réalité ou en l’absence de tels référents. La théorie de la correspondance de la vérité, ancrée dans la métaphysique classique et le thomiste – «Veritas est adaequatio rei et intellectus» (la vérité est l’équation de la chose et de l’intellect) – , postule un accord parfait entre la pensée, la vérité et la réalité. Tandis que c’est toujours l’idée dominante en ce qui concerne la perception, la montée de l’alphabétisation visuelle et les qualités autonomes de l’objet d’une peinture moderne – de Manet à Magritte – ont produit un nouvel appareil de conscience assailli par la contradiction interne. Les images semblent opérer sur le même principe de la logique de Hegel: «Tout est intrinsèquement contradictoire. » Les contradictions sont le seul moyen de comprendre la vie.

Au cœur de la relation problématique de la photographie au réel et au possible, se trouve aussi sa capacité à générer de la singularité : un point où un objet ne peut être défini, distingué ou limité. Dans la science, la singularité espace-temps est un lieu où les mesures sont devenues illimitées et le système de coordonnées est brisé. De même, dans la photographie, le décentrement de la peinture traditionnelle vers la marge et l’introduction du mouvement ont rendu les images instables et fragiles en étendant la conscience de l’œil dans une étendue qui n’est plus visuelle : voilà le royaume du possible. Quelles sont la puissance et l’autorité de l’image si elle est un conteneur peu fiable pour la mémoire qui peut être manipulé ? Les images articulent non pas des objets, mais des réalités qui se réunissent sur le Zeitgeist.

Sargologo nous montre un répertoire visuel qui rend le monde compréhensible à travers le souffle terrifiant des guerres libanaises du xxe siècle, précisément par contournement du code esthétique de la photographie de guerre où l’épicentre est émotionnel et le champ de vision limité.

Au delà de la mer de Francois Sargologo est une lamentation lyrique sur la syntaxe visuelle d’une ville qu’il ne tente pas de recréer, mais dont il essaie simplement de mettre en évidence les qualités essentielles. Ce n’est pas la nostalgie du deuil mais de quelque chose qui circule, vivant et présent. Les photographies prises à Beyrouth dans les années 1980 ont été perdues puis retrouvées et détruites de leur environnement de mémoire, avant d’être reconstituées non pas comme continuité, mais de manière voyeuriste : de simples aperçus accompagnés de textes écrits trente ans plus tard. Les images oscillantes ne nous frappent pas comme un art pop ou une archive. Elles sont une invitation décontractée au bonheur et à ne pas se livrer à la distance de la ruine physique. Elles sont proches et chaleureuses. Pourtant, elles sont très loin. Leur pouvoir réside dans l’impossibilité de devenir réelles maintenant.

Quelque chose de familier émerge dans le travail de Sargologo. Les tables basses derrière lesquelles les parents disparus étaient attendus. Les photos de famille de ceux qui ne sont jamais revenus. Un jardin levantin vierge abandonné quand des familles entières quittent le Liban pour ne jamais revenir. Mais les fruits sont toujours sur la table, les arbres sont encore en fleurs. Ses lieux sont plus réels et tangibles que les champs de bataille. Ces lieux existent encore dans les débris à partir desquels un collectif est reproposé et rendu compréhensible. La distance émotionnelle des images atteste du fait qu’elles ont été fouillées et présentées comme des objets autonomes avec des significations sourdes. Les textes sont poétiques, mais candides, presque invisibles, d’un monde fantôme. Mais ils sont limpides comme le lieu du bonheur.

Sargologo joue avec l’imaginaire apocalyptique au sens traditionnel – un univers symbolique qui codifie une interprétation de la réalité menant vers un autre monde; les images ne sont pas laissées seules pour parler par elles-mêmes. Dans ce monde parallèle, le ciel descend sur la terre et, à son tour, la terre monte dans un enfer. Le projet de l’histoire est intercepté par la logique grossière du présent, dans laquelle le sentier des contradictions s’implose en une substance visqueuse hétérogène. Dans les mots de Benjamin, «l’histoire est l’objet d’une construction dont le site n’est pas homogène, le temps vide, mais le temps rempli par le temps présent». Face au choix binaire entre histoire et liberté, les artistes choisissent ce dernier et permettent à l’histoire de s’effondrer sous son propre toit, au détriment de la libération des pouvoirs critiques de la vérité.

Contrairement à la photographie de guerre, Sargologo ne cherche pas des images morales capables de susciter des réactions explicites – la peur, la terreur, le dégoût, la douleur, l’horreur – mais plutôt des singularités; Indéfini, lâche, étouffé. L’irrédentisme est un lieu commun dans son travail et, en se moquant de la possibilité d’images rédemptrices, il se place au bord du rire. Un rire qui n’est ni comique ni sinistre, mais une affirmation cristalline de la nécessité de vivre sans illusions, au bord d’un volcan, transformant tout cela en quelque chose de merveilleux et déchirant. Comme le disait Jacques Derrida, en parlant de son amie, feu Sarah Kofman : « Ce rayon de lumière vivante concerne l’absence de salut, par un art et un rire qui, tout en ne promettant ni résurrection ni rédemption, demeurent néanmoins nécessaires.

Au-delà de la mer a été exposé à la Galerie Janine Rubeiz à Beyrouth en 2013 et à PhotoMed-Liban en 2017.